Par Françoise Guichon
Robert Wilson passionné par le verre…, désireux de s’y essayer… C’est ce que m’apprenait en 1994 un message de Paula Cooper, contactée pour un autre projet.
Robert Wilson occupe une toute première place au panthéon des artistes qui, au début des années 1970 ont, en France, changé le regard d’une génération, et cela bien au-delà du théâtre. Il fut, avec Trisha Brown, l’un des premiers contacts marquants que nous ayons eu avec l’avant-garde américaine.
Invité par Jack Lang en 1971, il crée à Nancy « Le Regard du Sourd », spectacle de sept heures présenté quelques mois plus tard à Paris. Pour ma part, c’est à Annemasse que je le découvrais en 1974 avec « Lettre à la Reine Victoria ». C’était deux ans après la « Documenta » de 1972. Les chocs intellectuels et émotionnels ressentis à Kassel trouvaient dans la dimension onirique du temps et espace propre à son univers comme une mystérieuse et fascinante résonance intérieure. En 1976 ce fut, à Avignon, l’éblouissement de « Einstein on the Beach » et, depuis, et jusqu’à ce jour, tant de créations inoubliables qui ne cessent de surprendre là où, comme c’est le cas pour un vieil ami, nous pensions déjà tout connaître. Car si Bob Wilson est le maître des structures les plus simples, il est aussi celui des variations, des nuances infinies que l’on peut y apporter, de la subtile alliance des contraires et des renversements, ce que nous verrons dans son travail avec le verre.
Lorsque j’appris que Bob Wilson était intéressé par le verre au point de souhaiter s’y confronter, ma surprise fût grande et je m’empressais de lui dire que, quoi qu’il désire faire, et même s’il n‘en avait aucune idée, le CIRVA serait heureux de se mettre sans réserve à sa disposition. Pendant plus de dix ans, de 1994 à 2005, il fréquenta avec assiduité l’atelier, autant que ses déplacements incessants aux quatre coins du monde le lui permettaient, quelques jours, un week end, parfois presque une semaine et cela une ou deux fois par an. L’ensemble des pièces furent réalisées en sa présence et si elles sortaient du four après son départ, sans qu’il ait pu les voir, il les découvrait à son retour, en dirigeait la finition jusqu’au dernier détail, la coupe, le polissage, le traitement de surface. Enfin, lorsqu’elles purent être toutes rassemblées, il les examina très longuement avant de prendre la décision de les garder ou non.
Avant sa venue à Marseille, il avait eu l’occasion de voir travailler Lino Tagliapietra, le plus célèbre de par le monde des maîtres verriers originaires de Murano. Il en admirait l’extraordinaire virtuosité, appréciait la légèreté et la tension des formes qu’il avait créées et qui, aujourd’hui, sont copiées sans réserve comme si elles faisaient partie du patrimoine de Murano depuis toujours. La précision des gestes et des déplacements de Lino, alliée à une concentration extrême, avait tellement impressionné Bob Wilson que parfois il se plaisait à l’imiter faisant ainsi entendre en un éclair à son interlocuteur là où se situait sa connivence avec le maestro.
Lino Tagliapietra venait alors régulièrement travailler au CIRVA. Sa collaboration était pour notre petite équipe comme pour les artistes invités une immense joie et un appui infiniment précieux.
Les premières séances de travail de Bob Wilson virent donc la rencontre, pleine de respect réciproque, de deux « monstres sacrés » venus de domaines apparemment bien éloignés l’un de l’autre. Face aux fours, royaume de Lino, Bob avait planté son sketch board. Armé de pastels gras de couleur, il dessinait des vases ou plus exactement des tourbillons de lignes qui, autour d’un axe invisible concentraient l’énergie de spirales qui finissaient par faire corps.
Pour Bob Wilson la danse est au cœur du vivant comme de son œuvre. Observant les déplacements de Lino et de ses assistants, leurs va-et-vient incessants du four au banc qui dessinaient au sol comme une arabesque invisible, les mouvements de la canne balancée dans l’espace, dressée, puis abaissée avant d’être remise entre les mains du maestro assis à son banc de soufflage pour pouvoir tourner horizontalement la paraison de verre, les gestes, incompréhensibles pour un profane, de sa main calfeutrée de papier mouillé ou prolongée d’outils de bois ou de métal, les moments d’attente et d’immobilité qui soudain viennent rompre l’extrême vivacité du tempo, la répétition des mêmes gestes, enfin tout dans ce ballet, portait Bob Wilson a s’approprier cette matière inconnue, par le biais du geste et du mouvement.
Avec ses premiers dessins, tourbillon de lignes générant une forme comme sui generis, sans doute pensait-il pouvoir transcrire directement dans la matière, l’énergie émanant de cette grande mécanique. Il ne mesurait pas que chacun de ces gestes précis, s’inscrivait avec la même précision dans la matière sans qu’aucune place ne soit laissée à la spontanéité. Il ignorait alors qu’introduire de la liberté dans ce processus parfaitement réglé est la chose la plus invraisemblable que l’on puisse envisager de réaliser et de réussir. La part de liberté autorisée par le verre soufflé se cantonne à des interventions de détail ou de décor. Introduire de la dissymétrie, là où règne la symétrie, déstabiliser l’intégrité d’une forme que tout tend à porter à sa perfection demande des trésors de ruse et d’invention.
Bob Wilson fut déçu par les résultats obtenus. Les enroulements de verre avaient perdu toute spontanéité, leur mouvement s’était crispé, était devenu maladroit et, de l’accumulation des lignes, naissait l’idée d’une confusion et non l’élan d’énergie attendu.
Il abandonna sa première approche réalisant que les règles imposées par la matière et par le métier devaient être prises pour ce qu’elles sont. Pour arriver à ses fins il fallait les apprivoiser ou les contourner. C’est ce qu’il fit lorsque, plus tard, il trouva, avec le « concept n° 7 », une solution toute wilsonienne à son projet initial.
Il demanda au souffleur d’enrouler un large ruban, et non plus un mince fil de verre, autour d’un cylindre creux puis de l’écraser, en le faisant rouler sur une plaque de métal, pour faire entrer cet enroulement sauvage dans l’épure parfaite d’un plus grand cylindre. La tension entre liberté du geste et stricte géométrie était là, rendue à son maximum.
Entre temps, grâce à cette première tentative infructueuse, Bob Wilson avait compris ce qu’est l’essence du travail du verre : la mise en forme d’une matière en fusion tirée d’un creuset au bout d’une canne, incandescente, mouvante et instable et qui, en quelques secondes, se fige en une forme immobile, définitive. Ainsi initié, il était libre d’explorer, avec ce nouveau médium, et donc sous de nouvelles formes, les invariants de son travail : tension fondatrice entre mouvement et immobilité, entre ce qui se transforme et ce qui demeure, entre ombre et lumière. Il avait trouvé avec le verre, une matière sœur.
Il ne fit plus de grands dessins et les pastels de couleur furent rangés. De petits croquis indiquaient au souffleur la forme souhaitée, un trait de crayon noir estompé au doigt avec la plus grande attention précisait son volume, la nature de sa surface, mais surtout l’esprit vers lequel il devait tendre.
Voilà ce que Bob Wilson écrivait il y a un an alors que je l’interrogeais, bien tard, sur son attachement à la céramique et au verre :
“I like ceramics because I think it must be beautiful to work with clay and earth in one’s hands, but I much prefer glass. The heaviness and the lightness can be extreme. I like the strictness of the curved line as it is seen in geometry.
There are only 2 lines: curved and straight. That is a part of classical construction: buildings/trees, protagonist/antagonist. Time for me is a line that goes from the center of the earth to the heavens. Space is a horizontal line. This cross is the basic architecture of everything. It is the stripe of Barnett Newman, a piano key being played, the drip of milk in a Vermeer painting, or Jesus Christ on a cross. Robert Mapplethorpe’s photographs are based on the vertical and the horizontal, or a triangle that can be drawn from the top center to the edges of the bottom.“
Les soixante-dix-sept vases soufflée au CIRVA, comme les pièces coulées, destinées au sol, sont chacun et chacune l’expression de ce propos qui donne à entendre ce qui attache si fort Bob Wilson à ce matériau.
Il explore pièce après pièce, les variations des principes énoncés dans ces quelques mots et les organise, a posteriori, par famille, en « concepts » qu’il numérote sans observer la chronologie de leur ordre d’apparition. C’est en effet une œuvre conceptuelle et sensible, qui participe entièrement de son univers, qu’il a produit avec le verre pendant les dix années où il est venu travailler au CIRVA.
Courbe et ligne droite sont là, dans tous les vases en verre soufflé et dans toutes les pièces au sol faites de verre coulé et plein. La courbe se développe dans la verticalité et se transforme en ligne droite horizontalement, en leur sommet pour les premiers et, inversement, à leur base pour les seconds. Le passage entre horizontale et verticale se joue différemment selon les concepts. La courbe du concept n° 6, mis au point avec un verre très fin par Lino Tagliapietra, se transforme en ligne droite dans l’axe vertical avant de se retourner à angle droit autour d’une ouverture minimum, prouesse de savoir-faire bien que rien n’y paraisse. Ailleurs, la savante simplicité de la courbe, plus ou moins ronde ou ovalisée, se renverse avec douceur lorsque retournée à la main ou, s’interrompt brutalement lorsque le haut du vase est coupé à la scie et révèle sur sa tranche l’importance de son épaisseur.
Le verre peut, indifféremment, être fin ou épais rappelle Bob Wilson. Chacune de ses pièces explore cette bivalence qui pourrait sembler être une donnée presque anodine si tant d’autres propriétés n’en dépendaient pas.
C’est le cas pour l’une d’entre elles dont Bob Wilson ne parle pas. Peut être lui est-elle tellement familière et façonne-t-elle si profondément sa conception de l’espace qu’il oublie d’en faire état ? Cette propriété du verre, qui le rend si proche de son univers est la capacité qu’il a de transmettre et de refléter simultanément la lumière, d’être transparent ou opaque. Il ne fait pas état non plus d’une autre capacité liée à la précédente, celle de diffuser la couleur tout en la retenant pour partie et de créer ainsi des effets dont seule l’union du ciel et de l’eau peut donner dans la nature une équivalence passagère.
Chaque vase est l’expression d’un moment particulier de lumière. Les premiers fins et de grandes dimensions, sont sans couleur ajoutée, leur surface a été légèrement satinée à la main comme d’une caresse de légère buée. Ailleurs on pourra voir les reflets de l’aube sur un étang, un léger brouillard, le halo opale de la lune, tous les états de lumière offerts par le ciel et l’eau, à l’infini. La matière pleine des pièces au sol coulées encore empreintes du sable de leurs moules parfois chargés d’oxydes évoqueront les reflets et les éclats de corps métalliques ou célestes. Comment ne pas penser aussi à la lumière contenue dans l’eau des pierres et des perles mais aussi à celles des spectacles de Bob Wilson telles qu’elles sont entrées dans notre imaginaire, les lumières dorées de El Galigo, celles bleutées de Black Rider, grises de Dream Play, légèrement mauve de Lulu. L’importance que Bob Wilson accorde à l’éclairage de ses mises en scène et qui l’a conduit à des innovations sublimes, largement enviées, pauvrement copiées, mais qui sont reconnaissables entre toutes, se retrouve ici au cœur de ses pièces.
Au premier regard les pièces réalisées au CIRVA par Bob Wilson peuvent sembler banales. Elles peuvent, pour certaines, rappeler les subtilités savantes des couleurs de Laura de Santillana dont il possède quelques pièces dans sa collection, pour d’autres, évoquer la finesse et la tension des lignes de Lino Tagliapetra dont il a également plusieurs pièces, d’autres encore semblent être un hommage à František Wizner auquel Bob avait souhaité rendre visite dans son repère loin, au cœur de la Slovaquie. La lumière immatérielle irradiant des pièces de ce mystique du verre ne pouvait que le toucher profondément.
Il faut dire ici l’importance que représente pour Bob Wilson le fait de collectionner, d’acquérir et de s’entourer d’objets très précisément désirés par lui. Ces objets d’art, ces objets de la vie quotidienne, ces images, sont pour lui une nourriture essentielle, vitale, une ressource émotionnelle et personnelle et une source de réflexion pour son travail. Il s’en empare avec respect et avidité pour identifier, sous d’autres formes, sa conception de l’espace, pour l’enrichir aussi. Retrouver la présence explicite ou la trace plus souterraine de ces objets dans son œuvre est une chose naturelle et nous sommes bien loin d’un simple « magasin d’accessoires ». Lorsque Bob Wilson choisit un objet, le fait apparaître sur la scène au moment des répétitions, s’inspire de sa géométrie, de son schéma de construction, de l’un des aspects de son apparence c’est pour lui une façon de le reconnaître et de le célébrer. L’usage qu’il en fait établit une connivence profonde, par-delà le temps, l’espace, la diversité des cultures, entre lui et les artisans et artistes qui les ont créés.
Les objets en verre de Robert Wilson entretiennent certes un dialogue discret avec ses prédécesseurs et avec des savoirs-faire ancestraux mais c’est avant tout avec lui même qu’il établit à travers eux un dialogue, avec sa sensibilité et avec sa conception de l’espace de représentation. Ils sont comme une confidence murmurée sur l’essence de sa quête.
A la suite de Lino Tagliapietra, de 1994 à 2005 se sont succédés au CIRVA pour réaliser les pièces de Bob Wilson, les souffleurs : Naomi et Fumiaki Uzawa, Jeff Zimmerman, Pavel Cajthamel, Matteo Gonet, assistés par l’ensemble des techniciens du CIRVA.
Durant cette période, Hanneke Fokkelman jusqu’en 2001 puis, Pierre Hessman, ont suivi l’ensemble des travaux.