Coréanismes, par Olivier Gabet
Dorénavant la Corée compte, il n’est plus possible de l’éluder, d’ignorer sa contribution magistrale à l’histoire d’une modernité qui s’écrit aujourd’hui à l’échelle du monde, une histoire qui aime à jouer de –ismes capitaux : orientalisme, japonisme, africanisme, primitivisme, pour dire la curiosité permanente du regard et le goût de l’ailleurs. Il faudra accorder maintenant une place de choix à la Corée, aux artistes et créateurs coréens : Coréanisme, comme un nouveau mouvement à étudier, un autre phénomène à définir.
Depuis près de quarante ans, le travail de Choi Byung Hoon témoigne de cette vitalité, de cette inventivité, avec ce qu’elle s’affranchit aussi de traditions nationales ou ancestrales pour aspirer à une dimension universelle qu’elle mérite pleinement. Jeux d’équilibre et association inédite de matières, autant d’objets et de formes que de sculptures possibles, défiant l’apesanteur, où la pierre et le bois se libèrent des lois de la gravité pour ne s’adonner qu’à celles, plus libres et plus singulières, de la grâce. On pourra citer quelques noms d’artistes auxquels les comparer, mais rendre justice à un créateur c’est aussi quelquefois le prendre pour ce qu’il est, lui et lui seul, l’aimer pour ses œuvres, sans retranscrire des filiations et des généalogies. Et ne s’en tenir qu’à l’évidence de l’œuvre, son essence qui tisse le lien exact à notre histoire universelle de la modernité, celle qui fait se rejoindre les temps et les géographies les plus éloignés : et l’Asie si vaste y offre une clé libératrice dès le milieu du XIXème siècle, celle d’une pratique artistique sans hiérarchie, où la peinture – l’art noble en Occident – n’est pas plus essentielle que la céramique, les laques, la nacre, le travail sur le papier, la calligraphie ou le mobilier. Quand on évoque chez Choi Byung Hoon cette œuvre si vaste entre art et design, c’est bien dans ce terreau esthétique et philosophique qu’elle prend sens, sans hiérarchie, sans marginalité, mais dans la pleine page d’une création sans frontière, sans parti pris ni préséances. Et c’est pour cela aussi qu’il nous apparaît aujourd’hui, avec nos yeux contemporains, si immédiat, si naturellement évident. Parce que des siècles, voire des millénaires, nous ont devancé sur cette voie et qu’ils nous disent et redisent cette évidence-là.
Au fil des décennies, l’œuvre de Choi Byung Hoon dévoile un répertoire formel d’une rare poésie, où le Spirituel dans l’art enchante une véritable et sincère reverdie, de celles que les plus grands créateurs lui souhaitent depuis Kandinsky. En un art qui laisse méditer sur l’enlacement des formes, l’alliance de matières contraires ou complémentaires, où la pierre devient une ponctuation aérienne, le métal une virgule d’une souplesse graphique inattendue, et le bois ou l’ébène une architecture organique. Regarder ces œuvres de près et de loin, dans l’espace clos d’une maison ou posé dans les aléas d’un paysage, c’est accepter de se laisser émerveiller, position humble et raffinée, par ces équilibres jamais précaires, de longtemps pensés et imaginés, où rien ne serait laissé au hasard, ni le choix des effets zébrés ou lisses d’un marbre, ni la surface du granit, qu’il soit velouté ou âpre au toucher, ni la rondeur sensuelle de l’ébène. Chaque œuvre a une force originelle, quelque chose de sacré et de tellurique. Vents au début du monde, pour reprendre le titre d’une série de meubles sculptures qui ont, depuis leur première présentation, séduit le monde des amateurs d’art. Une force visuelle qui les imprègne dans l’esprit de ceux qui les ont vus, images persistantes.
Dès les premiers travaux préparatoires de l’exposition récente Korea now ! au musée des Arts décoratifs, il nous a semblé essentiel de donner une place d’honneur au travail de Choi Byung Hoon, et deux de ses œuvres accueillaient le visiteur à son entrée dans la nef du musée. Une table et une assise de 2008, de la série Afterimage. Dès les premiers jours de l’exposition, Choi Byung Hoon et François Laffanour m’ont fait part de leur désir d’offrir une de ses pièces au musée, elle rejoindra les collections dans quelques semaines. L’entrée d’une nouvelle œuvre dans les collections d’un musée – surtout quand il a été fondé il y a plus de 150 ans pour servir la création et nourrir l’imagination des artistes – est toujours en soi une aventure, un moment privilégié, car elle témoigne d’une époque, d’un mouvement artistique, de la singularité d’un parcours créatif, car elle peut donner à voir, elle peut enseigner et éclairer, elle peut aussi faire réfléchir et enthousiasmer une vocation. Avec Choi Byung Hoon, elle retrouve aussi sa vocation ancienne et vitale, devenir la matière de nos rêves.
Olivier Gabet
Directeur du Musée des Arts décoratifs, Paris